Œuvres majeures de philosophie politique

Dans le cadre de ce que Rousseau a appelé sa « réforme”, ou amélioration de son propre caractère, il a commencé à revenir sur certains des principes austères qu’il avait appris enfant dans la république calviniste de Genève. En effet, il décida de retourner dans cette ville, de répudier son catholicisme et de demander sa réadmission dans l’église protestante. Entre-temps, il avait acquis une maîtresse, une blanchisseuse analphabète nommée Thérèse Levasseur. À la surprise de ses amis, il l’emmène avec lui à Genève, la présentant comme infirmière. Même si sa présence provoqua quelques murmures, Rousseau fut facilement réadmis à la communion calviniste, sa renommée littéraire l’ayant rendu très bienvenu dans une ville qui se targuait autant de sa culture que de sa morale.

Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau

Jean-Jacques Rousseau, aquatinte non datée.

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Rousseau avait alors achevé un deuxième Discours en réponse à une question posée par l’Académie de Dijon :  » Quelle est l’origine de l’inégalité entre les hommes et est-elle justifiée par la loi naturelle ? »En réponse à ce défi, il a produit un chef-d’œuvre d’anthropologie spéculative. L’argument suit celui de son premier Discours en développant la proposition selon laquelle les gens sont naturellement bons, puis en retraçant les étapes successives par lesquelles ils sont passés de l’innocence primitive à la sophistication corrompue.

Rousseau commence son Discours sur l’origine de l’inégalité (1755; Discours sur l’Origine de l’inégalité) en distinguant deux sortes d’inégalités, naturelles et artificielles, la première découlant des différences de force, d’intelligence, etc., la seconde des conventions qui régissent les sociétés. Ce sont les inégalités de ce dernier genre qu’il s’est attelé à expliquer. Adoptant ce qu’il pensait être la méthode proprement  » scientifique” d’investigation des origines, il tente de reconstituer les premières phases de la vie humaine. Il suggère que les humains originaux n’étaient pas des êtres sociaux mais entièrement solitaires, et dans cette mesure, il est d’accord avec le récit de Thomas Hobbes sur l’état de nature. Mais contrairement au point de vue du pessimiste anglais selon lequel la vie humaine dans un tel état devait être « pauvre, méchante, brutale et courte”, Rousseau affirme que les humains originaux, bien qu’il soit admis que solitaires, étaient en bonne santé, heureux, bons et libres. Les vices humains, a-t-il soutenu, datent de l’époque où les sociétés se sont formées.

Rousseau exonère ainsi la nature et blâme la société. Il dit que les passions génératrices de vices n’existaient guère à l’état de nature mais commençaient à se développer dès que les gens formaient des sociétés. Il poursuit en suggérant que les sociétés ont commencé lorsque les gens ont construit leurs premières huttes, un développement qui a facilité la cohabitation des hommes et des femmes; cela a donné l’habitude de vivre en famille et de s’associer avec des voisins. Cette ” société naissante « , comme l’appelle Rousseau, fut bonne pendant qu’elle durait ; c’était en effet ” l’âge d’or » de l’histoire humaine. Seulement, cela n’a pas duré. De la tendre passion de l’amour naquit aussi la passion destructrice de la jalousie. Les voisins ont commencé à comparer leurs capacités et leurs réalisations entre eux, ce qui « a marqué le premier pas vers l’inégalité et en même temps vers le vice. » Les gens ont commencé à exiger de la considération et du respect. Leur amour-propre innocent s’est transformé en fierté coupable, car chaque personne voulait être meilleure que tout le monde.

L’introduction de la propriété a marqué une étape supplémentaire vers l’inégalité, car elle a rendu la loi et le gouvernement nécessaires pour la protéger. Rousseau déplore le concept « fatal » de propriété dans l’un de ses passages les plus éloquents, décrivant les ”horreurs » qui ont résulté du départ d’une condition dans laquelle la terre n’appartenait à personne. Ces passages de son deuxième discours ont enthousiasmé les révolutionnaires ultérieurs tels que Karl Marx et Vladimir Ilitch Lénine, mais Rousseau lui-même ne pensait pas que le passé puisse être défait de quelque manière que ce soit. Il ne servait à rien de rêver d’un retour à l’âge d’or.

La société civile, telle que la décrit Rousseau, naît pour servir deux objectifs: assurer la paix à tous et garantir le droit à la propriété à toute personne ayant la chance d’avoir des biens. Elle est donc d’un certain avantage pour tout le monde, mais surtout à l’avantage des riches, car elle transforme leur propriété de fait en propriété légitime et maintient les pauvres dépossédés. C’est un contrat social quelque peu frauduleux qui introduit le gouvernement, car les pauvres en tirent beaucoup moins que les riches. Malgré cela, les riches ne sont pas plus heureux dans la société civile que les pauvres parce que les gens de la société ne sont jamais satisfaits. La société conduit les gens à se haïr les uns les autres dans la mesure où leurs intérêts sont en conflit, et le mieux qu’ils puissent faire est de cacher leur hostilité derrière un masque de courtoisie. Ainsi, Rousseau considère l’inégalité non pas comme un problème distinct, mais comme l’une des caractéristiques du long processus par lequel les êtres humains s’éloignent de la nature et de l’innocence.

Dans la dédicace que Rousseau a écrite pour le deuxième Discours, afin de le présenter à la République de Genève, il a néanmoins loué cette cité-État pour avoir atteint l’équilibre idéal entre  » l’égalité que la nature a établie entre les hommes et l’inégalité qu’ils ont instituée entre eux. »L’arrangement qu’il a discerné à Genève était celui dans lequel les meilleures personnes étaient choisies par les citoyens et placées aux plus hautes positions d’autorité. Comme Platon, Rousseau a toujours cru qu’une société juste était une société dans laquelle tous les hommes étaient à leur place. Et après avoir écrit le deuxième Discours pour expliquer comment les gens avaient perdu leur liberté dans le passé, il a ensuite écrit un autre livre, Du Contrat social (1762; Le Contrat social), pour suggérer comment ils pourraient recouvrer leur liberté à l’avenir. Encore une fois, Genève était le modèle : non pas Genève comme elle l’était devenue en 1754 lorsque Rousseau y retourna pour recouvrer ses droits de citoyen, mais Genève comme elle l’avait été autrefois — c’est-à-dire Genève telle que Calvin l’avait conçue.

Le Contrat social commence par la phrase d’ouverture sensationnelle: « L’homme naît libre, et partout où il est enchaîné », et continue de soutenir que les gens n’ont pas besoin d’être enchaînés. Si une société civile, ou un État, pouvait se fonder sur un véritable contrat social, par opposition au contrat social frauduleux décrit dans le Discours sur l’Origine de l’inégalité, les personnes recevraient en échange de leur indépendance une meilleure sorte de liberté, à savoir une vraie liberté politique, ou républicaine. Cette liberté se trouve dans l’obéissance à une loi auto-imposée.

La définition de la liberté politique par Rousseau pose un problème évident. Car s’il est facile de convenir que les individus sont libres s’ils n’obéissent qu’à des règles qu’ils prescrivent pour eux-mêmes, il en est ainsi parce que chaque individu est une personne avec une seule volonté. Une société, en revanche, est un ensemble de personnes avec un ensemble de volontés individuelles, et le conflit entre des testaments séparés est un fait d’expérience universelle. La réponse de Rousseau au problème est de définir la société civile comme une personne artificielle unie par une volonté générale, ou volonté générale. Le contrat social qui fait naître la société est un gage, et la société reste dans l’être en tant que groupe promis. La république de Rousseau est une création de la volonté générale – d’une volonté qui ne faiblit jamais en chacun de ses membres pour promouvoir l’intérêt public, commun ou national — même si elle peut parfois entrer en conflit avec l’intérêt personnel.

Rousseau ressemble beaucoup à Hobbes quand il dit qu’en vertu du pacte par lequel ils entrent dans la société civile, les gens s’aliénent totalement eux-mêmes et tous leurs droits à l’ensemble de la communauté. Rousseau, cependant, représente cet acte comme une forme d’échange de droits par lequel les gens renoncent aux droits naturels en échange de droits civils. Le marché est bon, car ce qui est cédé sont des droits de valeur douteuse, dont la réalisation dépend uniquement de la puissance de l’individu, et ce qui est obtenu en retour sont des droits à la fois légitimes et appliqués par la force collective de la communauté.

Il n’y a pas de paragraphe plus obsédant dans Le Contrat social que celui dans lequel Rousseau parle de  » forcer un homme à être libre. »Mais il serait faux d’interpréter ces mots à la manière de ces critiques qui voient Rousseau comme un prophète du totalitarisme moderne. Il ne prétend pas qu’une société entière puisse être forcée d’être libre, mais seulement que des individus occasionnels, asservis par leurs passions au point de désobéir à la loi, puissent être restaurés par la force à l’obéissance à la voix de la volonté générale qui existe en eux. Les personnes qui sont contraintes par la société pour une violation de la loi sont, selon Rousseau, ramenées à la conscience de leurs propres intérêts véritables.

Pour Rousseau, il existe une dichotomie radicale entre la vraie loi et la loi réelle. Le droit actuel, qu’il a décrit dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, protège simplement le statu quo. La vraie loi, telle que décrite dans le Contrat social, est une loi juste, et ce qui garantit sa justice, c’est qu’elle est faite par le peuple en sa capacité collective de souverain et obéie par les mêmes personnes en leurs capacités individuelles de sujets. Rousseau est convaincu que de telles lois ne pourraient pas être injustes, car il est inconcevable qu’un peuple se fasse des lois injustes.

Rousseau est cependant troublé par le fait que la majorité d’un peuple ne représente pas nécessairement ses citoyens les plus intelligents. En effet, il est d’accord avec Platon que la plupart des gens sont stupides. Ainsi, la volonté générale, bien que toujours moralement saine, est parfois erronée. C’est pourquoi Rousseau suggère que le peuple a besoin d’un législateur — un grand esprit comme Solon ou Lycurgue ou Calvin — pour élaborer une constitution et un système de lois. Il suggère même que de tels législateurs doivent revendiquer l’inspiration divine afin de persuader la multitude obstinée d’accepter et d’approuver les lois qui lui sont offertes.

Cette suggestion fait écho à une proposition similaire de Niccolò Machiavel, un théoricien politique que Rousseau admirait beaucoup et dont il partageait l’amour du gouvernement républicain. Une influence encore plus clairement machiavélique peut être discernée dans le chapitre de Rousseau sur la religion civile, où il soutient que le christianisme, malgré sa vérité, est inutile en tant que religion républicaine au motif qu’il est dirigé vers le monde invisible et ne fait rien pour enseigner aux citoyens les vertus nécessaires au service de l’État, à savoir le courage, la virilité et le patriotisme. Rousseau ne va pas jusqu’à Machiavel en proposant une renaissance des cultes païens, mais il propose une religion civile au contenu théologique minimal destinée à fortifier et à ne pas entraver (comme le christianisme l’empêche) la culture des vertus martiales. On comprend que les autorités genevoises, profondément convaincues que l’Église nationale de leur petite république était à la fois une église véritablement chrétienne et une pépinière de patriotisme, aient réagi avec colère contre ce chapitre du Contrat social de Rousseau.

En 1762, cependant, lorsque le Contrat social fut publié, Rousseau avait renoncé à toute idée de s’installer à Genève. Après avoir recouvré ses droits de citoyen en 1754, il était revenu à Paris et en compagnie de ses amis autour de l’Encyclopédie. Mais il devint de plus en plus mal à l’aise dans une société aussi mondaine et commença à se quereller avec ses collègues philosophes. Un article de l’Encyclopédie sur Genève, écrit par d’Alembert à l’instigation de Voltaire, contrarie Rousseau en partie en suggérant que les pasteurs de la ville sont passés de la sévérité calviniste au laxisme unitaire et en partie en proposant qu’un théâtre y soit érigé. Rousseau s’empressa d’imprimer avec une défense de l’orthodoxie calviniste des pasteurs et avec une attaque élaborée contre le théâtre en tant qu’institution qui ne pouvait que nuire à une communauté innocente telle que Genève.



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